Suicide et médias : quels liens ? (effets Werther et Papageno)
Le suicide constitue un problème majeur de santé publique qui mérite toute notre attention. Sa prévention et son contrôle sont loin d’être aisés. Toutefois, l’actualité en matière de recherche met en évidence que, lorsqu’il est réalisé sans précaution, le traitement médiatique du suicide est l’un des nombreux facteurs pouvant inciter les personnes vulnérables à passer à l’acte. C’est l’effet Werther selon lequel la diffusion médiatique inappropriée d’un suicide serait à l’origine d’un phénomène d’imitation (autrement appelé «contagion») chez des personnes vulnérables. Le cas de l’actrice Marilyn Monroe en est une illustration : le mois suivant son décès, on a assisté à une augmentation de la mortalité par suicide de 12% aux Etats-Unis et de 10% en Grande-Bretagne (soit 363 suicides supplémentaires, rien que pour ces 2 pays). D’autres exemples célèbres en France, Autriche, Allemagne… en témoignent.
À l’inverse, l’information, lorsqu’elle répond à certaines caractéristiques, pourrait contribuer à prévenir les conduites suicidaires. Cet effet protecteur est connu sous le nom de Papageno.
L’EFFET WERTHER
Les médias jouent un rôle significatif dans la société. Ils influencent profondément la communauté dans ses attitudes, ses croyances et ses comportements et jouent un rôle majeur dans la vie politique, économique et les pratiques sociales. En raison de cette influence, les médias peuvent également jouer un rôle actif dans la prévention du suicide.
Le suicide est peut-être le moyen le plus tragique de terminer sa vie. La majorité des personnes qui envisagent le suicide sont ambivalentes. Ils ne sont pas sûrs de vouloir mourir. Un des nombreux facteurs pouvant conduire une personne fragile au suicide, pourrait être la « publicité » dans les médias à propos du suicide. La façon dont les médias présentent les cas de suicide, peut en précipiter d’autres. C’est l’effet Werther.
À sa publication en 1774, le roman Les souffrances du jeune Werther (1) connait un succès considérable en Allemagne. Goethe y dépeint les déconvenues d’un jeune amoureux, Werther, éconduit par son amante, la belle Charlotte. Le roman s’achève sur le suicide du personnage principal : Werther, désespéré de l’impasse dans laquelle l’a conduit son amour, met fin à ses jours d’une balle dans la tête. Consécutivement à la publication, l’Allemagne connaît une vague de suicides par arme à feu chez les jeunes hommes. Le roman est alors tenu pour responsable de ce qui est considéré comme la conséquence d’une identification à son héros et de l’imitation de son geste
Deux cents ans plus tard, le sociologue américain David Phillips constate une augmentation significative du taux de suicide chaque fois qu’un fait divers traitant de ce même sujet a fait les gros titres du New-York Times. S’inspirant du roman de Goethe, il introduit la notion « d’effet Werther » pour théoriser ses constatations : la couverture médiatique d’un fait suicidaire pourrait être responsable d’un phénomène de « suggestion» chez les personnes déjà vulnérables (2).
Depuis, l’hypothèse selon laquelle la diffusion médiatique inappropriée d’un suicide serait à l’origine d’un effet d’incitation (autrement appelés « contagion », « suggestion », ou effet en « grappe de masse ») a été largement étayée. Par exemple, nombre d’études « écologiques », reprises dans la méta-analyse de Niederkrontentaler et Coll. (4), retrouvent une augmentation du taux de suicide consécutivement à la médiatisation de celui d’une célébrité. Le cas de l’actrice Marilyn Monroe en est une illustration (5). De façon plus générale, la grande majorité des résultats issus de la littérature (maintenant abondante) traitant du sujet, convergent vers une corrélation positive, pour certains dose-dépendante (2,6–8), entre la mortalité suicidaire et la couverture médiatique inappropriée du suicide. Ainsi, parmi les 56 études récemment passées en revue de façon systématique par Sisak et Värnik (9), seules 4 (toutes antérieures à 1990) ne retrouvaient pas de lien entre traitement médiatique et taux de suicide. Selon Pirkis & Blood, qui s’appuient sur leur propre revue de littérature, la corrélation satisfait à suffisamment de critères pour qu’on puisse y voir un lien de causalité (10).
Bien que relativement modeste au regard des autres facteurs de risque psychosociaux et psychiatriques (11,12), la responsabilité des médias en ce qui concerne le suicide est considérée comme non négligeable. En effet, la vulnérabilité hypothétique de certains lecteurs ne semble pas être un déterminant majeur à l’effet Werther (13,14). Au contraire, les théories de l’apprentissage social laissent suggérer que certaines caractéristiques qualitatives de l’information (tant dans la forme que dans le fond) seraient plus à même d’inciter des comportements d’imitation. Les médias sont des acteurs majeurs dans la construction et l’entretien des représentations sociales. La qualité du traitement journalistique, facteur à la fois significatif et modifiable dans le risque suicidaire, mérite donc un intérêt particulier en matière de prévention.
L’EFFET PAPAGENO
Certains arguments laissent aussi penser que les médias sont susceptibles d’exercer une influence positive. Ces arguments prennent source dans une étude princeps qui s’est intéressée à la réduction du taux de suicide et de tentatives de suicide que permettraient les « meilleures pratiques » en matière de reportage sur le suicide. L’étude, conduite par Etzersdorfer et son équipe, met en évidence la réduction du caractère sensationnaliste du traitement médiatique des suicides dans le métro viennois après la parution de recommandations à destination des journalistes. Elle retrouve également une réduction de 75% du taux de suicide dans le métro, et, plus généralement, une baisse de 20% du taux de suicide à Vienne (15,16). Plus important encore, la diffusion itérative à échelle nationale des recommandations a été suivie d’une tendance à la baisse du taux global de suicide en Autriche. Cet impact positif était davantage prononcé dans les régions où les médias avaient fortement collaboré. L’effet s’avérait largement pérenne (17). Des études provenant d’Australie, de Chine, de Hong Kong, d’Allemagne et de Suisse rapportent également que les recommandations à usage des médias étaient positivement liées à la qualité du traitement médiatique du suicide. Cependant, l’efficacité de ces lignes directrices dépend du succès de leur mise en œuvre (18, 19).
L’existence d’un effet protecteur de certaines productions médiatiques relatives au suicide est étayée par une étude de Niederkrotenthaler et de son équipe. Les auteurs ont trouvé que les articles mettant l’accent sur la façon dont les individus peuvent faire face à une crise suicidaire sont associés à une diminution des taux de suicide dans la zone géographique où l’audience est la plus importante(20). Ce pouvoir protecteur des médias a été baptisé « effet Papageno » en référence à l’opéra de Mozart « La flûte enchantée », dans lequel le personnage Papageno est dissuadé de se donner la mort après qu’on lui a rappelé les alternatives au suicide. Suite à cette première étude sur l’effet Papageno, d’autres études ont identifié un effet protecteur des messages médiatiques tels que la capacité que peut avoir une personne à surmonter une situation de crise sans recourir à l’auto-agression grâce à des aides (21, 18, 22).
Exemples célèbres d'effet Werther
Parmi les suicides singuliers, le cas des suicides de célébrités constitue un champ à part entière des Media effect studies, à la fois par la place qu’il occupe dans la littérature, et par son poids dans l’Effet Werther. S’appuyant sur une méta-analyse portant sur 10 articles, Thomas Niederkrotenthaler estime ainsi que le suicide d’une célébrité majore le taux de mortalité par suicide de 0, 26 pour 100.000 dans le mois suivant l’événement (1). L’un des cas les plus célèbres reste à ce jour celui de l’actrice Marilyn Monroe, dont la mort a été suivie d’une augmentation du taux de suicide de 12,5% aux Etats-Unis(2), 40% pour la seule ville de Los Angeles(3). La recommandation # 4 de l’Organisation mondiale de la santé indique qu’il convient de faire preuve d’une attention particulière lorsque le suicide concerne une célébrité.
D’autres exemples d’effet Werther
AUTRICHE
L’un des plus célèbres modèles d’étude pour les épidémies de suicide reste à ce jour celui du métro viennois, dans les années 1980. Après la couverture médiatique sensationnelle d’un cas de suicide sur ses rails en 1986, le nombre d’incidents du même type s’est multiplié, jusqu’à atteindre un pic de 19 cas par an. La cessation de la couverture de ces faits à haut risque d’imitation, négociée en étroite collaboration entre journalistes et professionnels de santé, a permis une chute durable des suicides dans le métro de Vienne(4). Une étude plus récente montre que le même constat était généralisable au pays entier : suite à la publication des recommandations à destination des médias, on comptait, en Autriche, près de 80 suicides de moins chaque année, décroissance qui s’est maintenue pendant plus de 20 ans (5).
ALLEMAGNE
Le 10 Novembre 2009, le célèbre gardien de but de l’équipe nationale allemande, Robert Enke, se suicidait sur des rails de chemin de fer. Sa mort s’ensuivit d’une augmentation de la mortalité suicidaire de plus de 80%(6), avec une large surreprésentation des suicides impliquant des trains. L’imitation de cette méthode suicidaire a persisté pendant près de 2 ans(7).
TAIWAN
La médiatisation d’une méthode inhabituelle ou singulière de suicide transforme parfois véritablement l’épidémiologie d’un pays entier. Ce fut le cas à Taiwan, où le nombre d’intoxications par émanations de combustion de charbon de bois fut multiplié par 50 de 1998 à 2010, jusqu’à représenter près de 30% des suicides cette même année(8). Or, cette augmentation remarquable s’est faite en parallèle de celle de la couverture médiatique s’y rapportant. Tant est si bien que Chen et coll. ont estimé que chaque article de presse traitant d’un mort par combustion de charbon de bois était associé, le jour suivant, à une augmentation de 16% du nombre de suicides employant cette méthode(9). Il est par ailleurs probable que le processus ait été accéléré par la médiatisation du cas particulier du suicide d’Ivy Ly, chanteuse admirée de la jeunesse Taiwanaise(10).
FRANCE
En France, le suicide de Pierre Bérégovoy a fait l’objet d’une large couverture médiatique et a été associés à un effet Werther significatif. Il y eut ainsi, dans le mois suivant sa mort, une augmentation de 17.6% du taux suicides, touchant plus particulièrement les hommes de moins de 45 ans. Les suicides par arme à feu ont plus particulièrement connu une augmentation de 26.5%.(11)
ÉTATS-UNIS
Dernière étude en date, celle faisant suite au suicide de Robin Williams le 11 aout 2014. En tenant compte des variations saisonnières, un « surplus » de 1841 suicides a été enregistré d’août à décembre 2014, pour une augmentation de près de 10%. Elle est en particulier plus forte chez les hommes de 30 à 44 ans. Selon les auteurs, bien qu’on ne puisse déterminer avec certitude que l’augmentation des suicides est imputable aux évocations par les médias de la mort de Robin Williams, celle-ci aurait pu fournir le stimulus nécessaire aux segments à haut risque de la population américaine. En effet, si les suicides réels par empoisonnement, par arme à feu, ou à la suite d’une chute étaient plus élevés de 3 % que les suicides prévus, ceux par asphyxie (méthode employée par Robin Williams) ont grimpé de 32 % par rapport aux prévisions.(12)
Bibliographie